Introduction de Noëlle Châtelet

 

L’histoire de la nourriture, miroir des sociétés


J’ai prêté l’Histoire naturelle et morale de la nourriture à mon marchand de légumes de la rue des Martyrs, un homme sage, curieux, rousseauiste dans l’âme, et que la familiarité avec les nourritures terrestres a ouvert à celles de l’esprit. La peine qu’il a eue à s’en défaire aurait réjoui l’auteur, Maguelonne Toussaint-Samat.

Je donne en effet peu de chance au feuilleton télévisé le plus « dallassien » de survivre à la saga des aliments telle qu’elle a été conçue dans ce luxe, où chaque page multiplie les rebondissements, vous apportant de quoi satisfaire votre appétit de savoir et votre amusement.

Qu’il s’agisse de haricot, de caviar ou de chocolat, on s’y promène dans le temps, puisqu’il s’évalue en millénaires, faisant s’enchevêtrer avec aisance la petite et la grande Histoire, dans l’espace, puisque tous les peuples, des Chinois aux Esquimaux, y sont répertoriés selon leurs pratiques alimentaires, mais aussi dans la botanique, la biologie, la médecine, le tout avec un art de l’alternance qui oblige à une attention permanente et nous fait dévorer quelque sept cent quatre-vingt-dix pages d’une densité incroyable, sans la plus petite sensation de lourdeur.

L’ordonnancement général de ce voyage de bouche vaut d’être signalé. L’approche est thématique, et chaque aliment trouve sa place selon une stratégie qui réunit le social et le symbolique. Le regroupement des aliments est mûrement pensé et force le lecteur à dépasser la simple information pour réfléchir aux implications morales des traditions alimentaires, qui n’excluent ni le politique ni le sacré. Ainsi, l’huile, le pain et le vin se trouvent-ils réunis en une « trinité fondamentale » sous l’appellation d’« aliments communiels ». Quant aux céréales, elles sont abordées selon des critères idéologiques qui opposent le riz a l’Est, le maïs à l’Ouest, et le blé, céréale impérialiste. Le poisson et la volaille sont l’occasion de parler des marchés ; les épices des marchands ; le sucre, le chocolat, des grandes découvertes ; le café, de politique ; le thé, de philosophie, etc. Quel que soit le mode d’approche, le procédé de l’auteur demeure identique : introduire l’histoire, dériver sur les légendes, développer les aspects techniques (fabrication, conservation, culture, etc.) et culminer dans la « symbolique ».


Sous le coude de Judas


Les « symboliques », d’ailleurs parfois difficilement dissociables des légendes, s’aventurent dans l’inconscient collectif des peuples occupés à leur survie. Il s’y mêle du rituel, du folklore, de la sémantique ; bref, du sens. Certaines symboliques, comme celle du pain, sont plus classiques, d’autres plus inattendues, comme celles du beurre, de l’huile d’olive, du poisson ou du sel (qui se souvient, par exemple, que Léonard de Vinci, dans sa Cène, a dessiné sous le coude de Judas une salière renversée et que de là est née la superstition ?).

Le mérite essentiel de cet ouvrage réside dans l’usage extrêmement libre qu’on y fait du savoir. Il n’enferme jamais. Il vous surprend par des changements de registre, de contenu et de ton. Il n’est pas rare qu’un clin d’œil, une apostrophe pleine d’humour viennent traverser une dissertation savante sur la biologie de l’huître ou la technique des asperges.

L’auteur semble procéder par associations, au mépris de l’ordre et de la chronologie. La littérature, la philosophie trouvent leur place dans cette promenade, non sans cocasserie. N’est-il pas merveilleux de voir entamer le chapitre sur le porc et la charcuterie par un extrait de Tristan et Yseult ? La percée d’une référence littéraire entre deux textes d’une haute technicité égaie considérablement la démonstration : Cyrano de Bergerac, pour introduire la recette de la tartelette aux amandines, le Roman de Renart, pour rendre compte des difficultés d’approvisionnement du poisson frais, sont plus convaincants que les références savantes des meilleurs historiens. À croire qu’il faut de la dérision pour dire vrai. La dérision confine parfois au parodique : on s’amusera beaucoup de voir les philosophes socratiques jouer sur la façon d’accommoder les choux plutôt que de discuter sur la démocratie ou le beau. Et pourquoi d’ailleurs serait-ce moins digne ?



Une leçon de modestie


Le domaine historique est abordé dans le même désir de liberté, et Maguelonne Toussaint-Samat nous régale de récits où l’Histoire de France et l’Histoire d’un mets se mélangent harmonieusement. Que François Ier ait guéri une dépression, qui mettait en péril la France, par la consommation de yaourts laisse rêveur. Que le duc de Guise ait été tué en état de faiblesse glycémique pour n’avoir pas mangé les prunes qui étaient destinées à son réveil nous donne à penser. Que les États-Unis aient dû leur naissance à des plantations de thé rabattra quelques caquets. Que les Romains se soient intéressés à la Palestine à cause du sel et de la mer Morte, déterminant ainsi la future épopée du Christ, voilà qui nous la baille belle !

Maguelonne Toussaint-Samat a-t-elle comme unique objet de nous distraire par ses historiettes ? Il ne semble pas. En choisissant le sujet de la nourriture comme lieu privilégié de l’histoire des hommes, elle signale que, en matière d’Histoire, il n’est pas de sujets nobles et d’autres qui le sont moins. Tout vaut d’être étudié, sans hiérarchie.

Dans l’Histoire de la nourriture, il y a, là aussi, du sérieux et de l’anecdote, et plus qu’ailleurs peut-être. Parce qu’elle a à voir avec l’instinct, la vie, l’omniprésence du corporel, elle rend précisément fluctuante la frontière entre le primordial et l’anecdotique, et donne une leçon de modestie. Peut-on mesurer avec précision l’effet qu’a eu la consommation effrénée du café sur les esprits agités des prérévolutionnaires et comme il a aidé à fomenter la rébellion ? « Si j’étais le souverain, écrit Montesquieu dans les Lettres persanes, je fermerais les cafés, car ceux qui fréquentent ces endroits s’y échauffent fâcheusement la cervelle… L’ivresse que leur verse le café les rend dangereux pour l’avenir du pays. » D’ailleurs, le fait que la princesse Palatine, belle-sœur de Louis XIV, compare l’odeur du café à l’haleine de l’archevêque de Paris, et que Malebranche l’utilise en lavement, en dit long sur la crainte qu’on en avait, comme si le café cristallisait l’ébranlement probable et menaçant de l’Ancien Régime.

En revoyant l’Histoire au travers de la nourriture, Maguelonne Toussaint-Samat ne refait pas l’Histoire. Elle fait bien mieux : elle lui donne un corps, un corps qui exprime le désir individuel de l’homme (et ceux, collectifs, des peuples) de se satisfaire, de répondre à la rapacité, la voracité, la gourmandise instinctive.

Tel fut le moteur des grandes découvertes. Les migrations humaines s’appuyèrent, dans l’Europe du Sud, sur la conquête du sucre et des épices, celles de l’Europe du Nord sur le hareng, l’huile et la baleine. Le blé provoqua à lui seul plus d’affrontements et de mouvements de frontières que tous les conquérants du monde réunis. Toute l’odyssée humaine pourrait se lire au travers du rapport à l’alimentaire.

Décidément, la nourriture est un langage, Maguelonne Toussaint-Samat le vérifie et le prouve magnifiquement, à la suite de Lévi-Strauss, qu’elle cite avec raison : « …Un langage dans lequel la société traduit inconsciemment sa structure, à moins que, sans le savoir davantage, elle ne se résigne à y dévoiler ses contradictions. » (C. Lévi-Strauss, Origines des manières de table, Plon, 1968).

Il est un fait que, en abordant de cette façon riche, espiègle, intelligente l’Histoire naturelle et morale de la nourriture, c’est l’Histoire même que Maguelonne Toussaint-Samat nourrit de son savoir et de sa sensibilité, d’autant qu’elle y met ce qu’un historien s’honore de respecter : le souci de la vérité.



Noëlle Châtelet